Risques climatiques : sommes-nous à bord du Titanic ?

Ne nous contentons pas de chercher les clés de notre stratégie sous l’éclairage du lampadaire Data

Les projections macro-économiques sont en décalage complet avec les prédictions des scientifiques

Le réchauffement climatique est encore limité à +1,2°C au niveau mondial, et pourtant les événements climatiques extrêmes (sécheresse, inondations, méga-feux, périodes de canicule, …) se multiplient déjà, en particulier depuis 2022, et coûtent de plus en plus cher à l’économie. Les signes inquiétants se multiplient : fonte des glaciers, éboulement de pans de montagnes, montée du niveau des eaux, …

Et pourtant les projections macro-économiques prédisent toujours des effets très limités du réchauffement sur la croissance économique et le PIB, en décalage complet avec les prédictions des scientifiques experts du climat, qui prévoient des dommages physiques catastrophiques et une menace existentielle si le réchauffement s’emballe.

Modèles économiques vs science climatique

Les institutions financières sont très en retard sur l’évaluation de l’impact des risques climatiques physiques sur leur activité et celle de leurs clients. D’après une analyse début 2023 de l’Unep Fi, l’initiative financière du programme des Nations-Unies pour l’environnement, moins de la moitié des banques ont publié une analyse des risques, et parmi celles qui l’ont fait seules 23% se livrent à une analyse des scénarios.

Le NGFS, réseau des banques centrales pour le verdissement de l’économie, a défini trois grandes familles de scénarios, qui ont été largement reprises dans les différentes études :

  • Transition ordonnée, scénario idéal (et de moins en moins réaliste) où toutes les mesures climatiques sont prises à temps par les gouvernements pour permettre une trajectoire respectant les accords de Paris ;
  • Transition désordonnée, où ces mesures sont prises avec retard, aboutissant à une hausse des températures supérieure à +1,5°C ;
  • « Hot house world » où aucune mesure significative n’est prise et où les températures augmentent de façon incontrôlée.

La plupart des modèles ne donnent pas un impact significatif sur le PIB, même dans le troisième modèle. Pour certains l’impact est même positif du fait de l’absence de risques de transition !

La Banque Centrale Européenne a mené des tests de résistance climatique en 2022, qui ont confirmé que les banques n’intègrent toujours pas suffisamment les risques climatiques à leurs tests de résistance et à leurs modèles internes, malgré des progrès depuis 2020. Le panel des 41 plus grandes banques de l’Eurozone estime à seulement 71 milliards d’euros le risque de pertes dû à une hausse du prix du carbone et des événements climatiques extrêmes. Mais la BCE a prévenu les banques que cette projection sous-estimait la réalité.

Ces risques sont aussi largement sous-évalués dans les portefeuilles d’investissement, car les modèles économiques utilisés ne tiennent pas compte de la science climatique. Une étude réalisée par Carbon Tracker (think tank spécialisé sur l’impact du réchauffement sur les marchés financiers) pour les fonds de pensions britanniques montre que les modèles prédisent des impacts économiques mineurs pour un réchauffement climatique compris entre +2 et +4 °C. Certains économistes estiment par exemple à seulement 2% du PIB l’impact financier pour une élévation des températures de 3°C.  

L’étude des actuaires britanniques

Cette divergence a donné lieu à une étude alarmiste de l’Institut des actuaires britanniques (IFoA), pourtant peu suspects d’être des écologistes radicalisés. Avec l’aide du professeur Tim Lenton de l’université d’Exeter, cette étude détaille les lacunes des modèles actuels. La conclusion est résumée ainsi par le président de l’IFoA : « C’est comme si nous modélisions le scénario du choc du Titanic contre un iceberg sans prendre en compte dans les impacts la possibilité que le navire puisse couler, entraînant la mort des deux tiers des passagers ».

En effet, parmi les principales failles des modèles :

  • Ils ne tiennent pas compte des points de bascule, c’est-à-dire les non-linéarités dans le système climatique. Il s’agit des événements susceptibles de provoquer un emballement du processus, et qui auront des conséquences majeures sur la nature et les organisations humaines : fonte des calottes glaciaires, montée du niveau des mers, déforestation, modification des courants marins, …
  • Ils intègrent peu les effets secondaires économiques, pourtant majeurs, du dérèglement climatique : interruption d’activités, tensions sur l’approvisionnement alimentaire ou sur la disponibilité de l’eau, migrations massives de populations, conflits, …
  • Ils ne tiennent compte que marginalement des interactions entre risques physiques et risques de transition : difficultés croissantes à financer la transition au fur et à mesure que la crise climatique s’aggrave
  • Ils font des hypothèses irréalistes sur les choix réglementaires et ne tiennent pas suffisamment compte des autres objectifs économiques, sociaux et environnementaux.

En ignorant ainsi les effets les plus sévères du réchauffement climatique, les institutions financières ne peuvent pas vraiment prendre conscience de l’urgence à agir. Les résultats de leurs tests sont beaucoup trop bénins (et souvent peu plausibles) pour convaincre les dirigeants de prendre des décisions stratégiques radicales.  

Pistes de solutions

Les actuaires britanniques proposent une méthodologie basée sur le niveau global de réchauffement, mesure objective de l’intensité du dérèglement. La modélisation du changement climatique se ferait alors en trois étapes :

  • Les émissions de gaz à effet de serre, et leur évolution dans le futur ;
  • Le réchauffement induit par ces émissions, et la vitesse à laquelle ce réchauffement se produit. Les scientifiques définissent la sensibilité du climat, c’est-à-dire le réchauffement induit par le doublement du CO2 dans l’atmosphère, ainsi que le temps de réponse du climat, mais l’incertitude sur ces deux paramètres est forte ;
  • Les dommages produits par ce réchauffement sur les actifs, les entreprises, les pays et l’économie globale.

Ces dommages sont bien sûr très difficiles à estimer, et ne peuvent pas être traités correctement par les modèles économiques actuels. Des améliorations de ces modèles ont été proposées mais aucun ne prend en compte la totalité des risques du fait de l’absence de données historiques comparables.

Pour intégrer ces risques de manière plus réaliste les entreprises et les banques pourraient s’appuyer sur des scénarios qualitatifs illustrant la manière dont elles pourraient être impactées par les différents risques physiques, notamment au moyen de visualisations des impacts climatiques : la carte des zones inondées dans un scénario à 4°C comparée au scénario à 1,5°C en est un exemple (https://coastal.climatecentral.org/ ).

Au niveau quantitatif, la meilleure approche serait de s’inspirer des méthodes de tests de résistance inversés (reverse stress tests), c’est-à-dire des conditions qui remettent en cause la viabilité de l’entreprise, mais en les étendant à l’économie tout entière. On définit ainsi un niveau de réchauffement qui réduit à zéro (ou presque) l’activité économique (+4°C ? +5°C ? +6°C ? On se souvient de la phrase de Claude Bébéar, ancien président d’Axa, disant qu’un monde à +4°C n’est plus assurable…). On peut ensuite dessiner une courbe qui évalue le niveau de réduction du PIB en fonction de la température.

Ces méthodologies mettront en évidence les risques physiques à moyen et long terme de manière beaucoup plus réaliste que les modèles actuels basés sur l’extrapolation du passé. Et cette estimation plus réaliste (qui devrait être soutenue et encouragée par les régulateurs et les banques centrales) est le premier pas vers une prise de conscience de la nécessité de prendre de réelles mesures de réduction des gaz à effet de serre. La recherche du « net zéro » devrait ainsi faire partie du devoir fiduciaire, car sans maîtrise du changement climatique, plus de gains financiers à long terme.

Pascal Cottereau

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